Convergence du capital-risque, du capital-développement et du capital-investissement
Publication de Février 2021 - With You, le magazine digital de Argos Wityu
À l’instar des sociétés qu’ils accompagnent, les fonds d’investissement ont passé le cap de la période d’adaptation. Comment cela modifie-t-il leurs critères d’investissement, en particulier du point de vue de la dette et de la solvabilité ?
En ce qui concerne la manière dont les sociétés ont fait face à la crise, il faut rappeler qu’elles ne disposaient d’aucun manuel d’instruction auquel se référer pour affronter cet événement sans précédent. Dans ce contexte, le travail en équipe – avec des investisseurs professionnels qui ont exercé pleinement leur rôle d’actionnaires en accompagnant certaines entreprises dans leur demande de prêt garanti par l’État pour les aider à surmonter la crise, en prenant des mesures visant à protéger la santé et la sécurité des employés (mise à disposition de masques, par exemple) et en adaptant les processus au nouvel environnement – a été essentiel. L’effort collectif déployé a été intense, mais a été efficace pour traverser la crise et avoir un impact positif à ce stade.
Globalement, on peut dire que les sociétés qui se sortent le mieux de cette crise sanitaire sont celles qui étaient les plus agiles (dans tous les domaines et plus particulièrement le social) et les plus avancées en matière de « digital ». Les entreprises à la pointe des nouvelles technologies ont mieux géré les chaînes d’approvisionnement numériques et ont été moins perturbées par la mise en place du télétravail. Dans l’ensemble, celles qui ont été capables de réorienter leur modèle économique vers le numérique (vente en ligne, e-santé, par exemple) ont obtenu de meilleurs résultats et feront mieux que les autres, tous secteurs confondus. Cependant, la volatilité persistante nous rappelle que l’effet de levier peut être dangereux et doit être géré avec prudence.
L’on aurait pu s’attendre à ce que le marché de l’investissement connaisse un coup d’arrêt, comme cela avait été le cas en 2011, mais il n’en a rien été. Le flux de transactions ne s’est jamais tari. En fait, trois types d’entreprises continuent de concentrer l’attention des investisseurs actuellement :
1) des sociétés très recherchées, c’est-à-dire celles qui ont augmenté leur chiffre d’affaires durant la crise. Contre toute attente, un grand nombre d’entreprises dans de nombreux secteurs se trouvent dans cette situation. Il s’agit généralement de sociétés bien gérées, qui avaient pris le virage du numérique avant la crise et bénéficient d’une solide gouvernance ainsi que d’un avantage concurrentiel intéressant. Abstraction faite des industries durement touchées par la pandémie telles que la restauration, l’hébergement ou le tourisme, il existe de nombreux secteurs, à l’instar de l’éducation ou de l’agriculture voire de l’immobilier, dans lesquels l’on trouve des entreprises bien pilotées. Le niveau de « dry powder » (capitaux disponibles pour la réalisation de nouveaux investissements) est élevé, mais les cibles sont plus rares, ce qui a pour effet d’en augmenter les prix. Cette situation est dans une certaine mesure logique, la crise sanitaire étant un test de résistance immédiate.
2) des entreprises dans le « mauvais secteur ». La violence de la crise a été telle que certaines sociétés n’ont eu d’autre choix que de se restructurer. À cet égard, je suis stupéfait de la rapidité avec laquelle certains acteurs du secteur de l’aéronautique et de la défense, par exemple, ont ajusté leur structure de coûts. Le paradoxe est que les entreprises qui survivront devraient être en meilleure santé après la crise. Ce contexte crée des opportunités pour les investisseurs qui présentent une appétence pour le risque spécifique. Naturellement, les anticipations ont été ajustées, parfois significativement à la baisse par rapport aux projections des plans d’affaires d’avant la crise.
3) la grande majorité de sociétés dont les performances évoluent en tandem avec l’économie dans son ensemble, c’est-à-dire moins de 10% en 2020. La situation n’est pas encore revenue à la normale, mais les investisseurs ont chaussé de nouvelles lunettes pour identifier lesquelles de ces entreprises sont les plus prometteuses.
Je ne suis pas sûr que la dette et la solvabilité constitueront le problème pour les sociétés bien gérées à court terme. La Banque centrale européenne a fait son travail et promet que les financements resteront solides pour les actifs de bonne qualité.
Par ailleurs, nous devrions assister à une profonde transformation dans le domaine du développement durable. Une vague de nouvelles réglementations arrive ; l’élection de Joe Biden aux États-Unis a changé l’état d’esprit, et un « pacte vert » pourrait être intégré dans la prochaine phase du plan de relance de l’économie américaine. Comme avec la transformation numérique, il y aura des gagnants et des perdants dans ce secteur.
Les fonds d’investissement ont-ils revu leurs priorités sectorielles ? Privilégient-ils des segments comme l’intelligence artificielle, la formation ou la gestion du parcours client, par exemple ?
La tendance est plus à la sélectivité dans chaque secteur qu’à l’identification de nouveaux segments. Même les secteurs à éviter incluront des opportunités d’investissement.
Si vous étiez un investisseur actif dans l’intelligence artificielle avant la crise, vous avez vraisemblablement gagné beaucoup d’argent. À mon avis, le degré de préparation au numérique des entreprises existantes revêt plus d’importance que la crise sanitaire.
Les sociétés ont-elles modifié leur stratégie de création de valeur pour s’adapter à ce contexte ?
La crise a probablement accru l’importance du numérique en tant que levier de création de valeur par rapport aux instruments classiques que constituent une bonne gestion des coûts, une croissance organique solide ou des opérations de build-up.
À plus long terme, nous devrions observer une convergence du capital-risque, du capital-développement et du capital-investissement. D’une part, les start-up les plus performantes seront plus chèrement valorisées que les sociétés matures. D’autre part, des entreprises bien établies devront se comporter davantage comme des start-up, acquérir certaines de ces jeunes pousses, attirer de nouveaux talents pour qu’ils les aident à capturer de nouvelles opportunités de croissance induites par les technologies et, partant, orienter leur thèse d’investissement vers une croissance interne plus forte et augmenter leurs multiples.
Anticipez-vous une augmentation de l’actionnariat salarié, qui est un outil efficace pour récompenser les équipes et renforcer la cohésion autour d’un projet d’entreprise ?
Cette crise a montré combien il était essentiel de disposer d’une bonne équipe. Il est certain que l’actionnariat salarié restera un facteur clé pour attirer des talents et les garder. Cependant, l’investissement comporte des risques, et je demeurerais circonspect quant à un accroissement trop significatif de l’actionnariat salarié, car les employés ne doivent pas prendre des risques avec leur épargne. Il est raisonnable de partager les fruits potentiels de la performance, mais ce partage ne peut pas être symétrique. Un investisseur professionnel sait qu’il peut tout perdre ; cette situation n’est pas acceptable pour les salariés en général.
Les axes de développement stratégique sont-ils repensés ? Les critères ESG, la relocalisation de la production dans les secteurs sensibles (à l’image de la pharmacie par exemple), le développement du commerce en ligne ou la composition de la gouvernance gagnent-ils en importance ?
L’ESG (Environnement, Social et Gouvernance) n’est plus une option aujourd’hui. Ce n’est plus une simple question de conformité. Aujourd’hui, on constate que les sujets ESG peuvent constituer un axe de développement stratégique, générant de nouvelles opportunités commerciales, de nouveaux comportements et de nouvelles attentes des consommateurs et, potentiellement, des investissements publics et de nouvelles réglementations.
Certains secteurs à l’instar de l’automobile ou de l’aéronautique seront confrontés à de sérieux défis et devront réinventer leur modèle s’ils veulent survivre. Cela nécessitera de lourds investissements et une grande agilité, mais l’exemple de Tesla montre que la force d’innovation peut conduire à des performances et à une valorisation plus élevées.
Les fonds injectés dans l’économie aux fins de la réduction de la consommation d’énergie et de la rénovation de bâtiments ouvriront très probablement de nouvelles voies de création de valeur pour tous les acteurs historiques. Anticiper d’être positionné au bon endroit, au moment opportun, sera un atout précieux.